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Chapitre 1 : Petits mensonges en famille

 

J'ai une photographie de moi que j'aime beaucoup. J'y suis petite fille âgée de quelques jours, peut-être de quelques semaines ; bébé aux cheveux noirs qui découvre le monde avec de grands yeux étonnés et confiants. Je souris timidement à l'objectif. Je me demande qui est le photographe. J'aimerais croire que c'est mon père même si je l'imagine mal perdre son temps à prendre au vol une image si pure et si douce. Peut-être est-ce un professionnel (cela se faisait paraît-il de faire appel à un photographe pour immortaliser naissance, communion et mariage). Parfois, je me dis que c'est un ange qui a été envoyé pour que me reste cette image de moi. En fermant les yeux et en y croyant très fort, je peux l'entendre me dire :

– Garde précieusement cette photographie. Chaque fois que la vie te donnera des coups, regarde-la et souviens-toi que tu as été cette petite fille qui abordait la vie avec étonnement et confiance. Garde ça précieusement.

La photographie a été découpée par ma grand-mère. Je repose sur le bras droit de ma mère. Je la devine allongée dans un lit que je pense être celui de l'hôpital. Nous sommes toutes deux vêtues de blanc. Le visage de ma mère a disparu sous la précision des coups de ciseaux. Ne reste que son menton. A en juger par l'inclinaison et par la ride d'expression que l'on devine, je suppose qu'elle me regarde et qu'elle sourit, heureuse et fière. Je ne sais pas.

Je suis née à Toulouse, le 16 décembre 1969. Je sais peu de choses de ma naissance. Apparemment je n'étais pas prévue ce jour-là et comme il neigeait et que les routes d'alors n'étaient pas ce qu'elles sont aujourd'hui, mes parents ont eu des difficultés à atteindre l'hôpital. J'imagine volontiers mon père qui n'aime guère les contretemps et les imprévus se retenant à grand-peine (peut-être d'ailleurs ne se retenant pas du tout) de pester contre ce bébé qui n'était pas encore arrivé et qui déjà s'échinait à lui poser des problèmes.

C'est ma mère qui m'a dit qu'il neigeait abondamment. J'ai longtemps cru à une tempête, à un ciel déchaîné que mes parents ont dû braver pour moi, pour que je puisse naître en toute sécurité à la maternité. Pourtant, lorsque je regarde les archives météorologiques sur Toulouse, je lis pour le jour de ma naissance « éclaircies et ciel très nuageux » mais il est nullement question d'un quelconque « épisode neigeux »... Qui croire ? Météo France ou ma mère ? Qui se trompe ou plutôt qui est trompé dans ce souvenir ? Quel intérêt aurait ma mère a me mentir sur un détail aussi insignifiant ? Les météorologues peuvent se tromper en prédisant le temps de demain, mais en relatant celui d'hier ?

D'une certaine façon, cela n'a guère d'importance. Qu'il neige ou qu'il grêle, que ce jour-là Toulouse ait battu un record de chaleur ou qu'il ait fallu évacuer des tombereaux de glace, l'essentiel est que je sois née et que l'accouchement se soit bien passé. J'étais le premier enfant de mes parents qui avaient eu quelques difficultés à m'avoir (ma mère avait vingt-cinq ans à ma naissance, ce qui, à l'époque, commençait à être âgé pour une première grossesse). J'étais attendue, désirée, et la vie s'annonçait belle pour cette petite fille menue mais souriante, pour cette jeune femme et ce jeune homme pressés d'apprendre à être parents.

Nous sommes restés quelques jours à l'hôpital, ma mère et moi, puis nous sommes rentrées à la maison. Personne n'est venu nous rendre visite pendant ces quelques jours. Ni amis, ni famille. J'essaie parfois d'imaginer ce qu'ont pu être ces premiers jours pour ma mère. Seule des heures entières dans une chambre d'hôpital impersonnelle – mon père travaillait énormément – sans visite réconfortante, sans bouquet de fleurs, sans « Qu'est-ce qu'elle ressemble à son grand-père ! », sans « Tu n'es pas trop fatiguée ? ».

Aurait-elle été une autre mère si elle avait été davantage entourée ? Si ses propres parents étaient venus de Montauban l'épauler ? Si elle avait eu des amis pour la soutenir ? Si ma tante – la sœur de mon père – n'avait pas été clouée au lit par une hernie discale récemment opérée ? Si elle et ma grand-mère lui avaient apporté leur expérience ?

Nous avons fini par rentrer à la maison. Je n'ai aucun souvenir de mes premiers mois. Ni les miens, ni ceux de ma mère. Ma mère ne m'a jamais parlé de ma naissance ou de mon enfance. J'ai appris à ne pas lui poser de questions. Je crois qu'elle s'est très vite rendue compte qu'être maman ne correspondait guère à l'image qu'elle s'en faisait et qu'en définitive cela ne la tentait pas tant que cela. Il est vrai qu'un bébé ça pleure, ça crie, ça a des besoins auxquels il faut répondre, c'est – disons-le tout net – beaucoup plus contraignant qu'un poupon.

Les relations étaient extrêmement conflictuelles entre ma mère et sa belle-famille. Au point que mes parents n'ont pas jugé nécessaire de les informer de mon baptême bien que mon oncle soit, officiellement, désigné pour être mon parrain. Je ne sais même pas qui, parmi les rares personnes présentes, m'a porté sur les fonts baptismaux. Mon père ? Mon grand-père maternel ? Un ami des grands-parents ? Il n'y a eu ni réunion de famille, ni cousins, ni amis. Cela a été un baptême dans la plus stricte intimité : moi (j'imagine que décemment on ne pouvait guère se passer de ma présence), mes parents, ma marraine (une sœur de ma mère), les parents de ma mère, des amis des parents de ma mère... c'est tout. Sors ta photographie petite fille, regarde-toi souriante et confiante. Dis-toi que le monde t'attend... même s'il n'est pas là pour t'accueillir !

Ma naissance, mes premiers jours, mes premiers mois... je n'ai de tous les événements antérieurs à mes premiers souvenirs que des versions contradictoires. Ma mère, quand aujourd'hui encore je l'interroge, se souvient peu, a beaucoup oublié :

– Je t'ai dit qu'il neigeait ? Je ne sais plus. Il devait faire froid puisque nous étions en décembre... Je ne sais plus qui a signé le registre du baptême, un ami de mes parents je crois, c'est loin, je ne m'en souviens pas... Tes premiers pas ? Tes premiers mots ? Je ne sais pas... Je ne sais plus.

J'étais, ça au moins s'en souvient-elle, un bébé difficile. Je pleurais beaucoup. Je pleurais tout le temps. Elle avait du mal avec ce bébé qui ne cessait de crier et de geindre. Elle ne s'en sortait pas toute seule dans cette grande maison, avec son mari qui travaillait beaucoup et n'était jamais là, qui rentrait fatigué et avait besoin de calme et de silence. Seule, sans amies, sans famille pour la seconder et l'aider.

Pourtant ma tante et ma grand-mère disaient que j'étais une petite fille adorable, toujours souriante, toute mignonne. Qui croire ? Qui étais-je en vérité ? Le bébé pleureur ou la gentille petite fille ? Le désespoir de ma mère ou le soleil de ma grand-mère ?

Elles ont fait – ma grand-mère et ma tante – le trajet en train depuis Aix-en Provence quelques semaines après ma naissance. Ma tante, toujours en convalescence après son opération, a fait le voyage allongée sur une banquette car une position assise prolongée lui était interdite. Elles m'ont trouvée sale, baignant dans une couche que ma mère n'avait pas changée, mal nourrie, pleurant et hurlant, abandonnée dans mon berceau, abandonnée dans ma chambre. Elles ont trouvé ma mère épuisée par mes cris et ma saleté, faisant tout son possible pour ne pas m'entendre, ne pas me voir, m'oublier.

Elles sont reparties bouleversées. Elles sont rentrées sur Aix-en-Provence atterrées et l'antipathie et la colère que ma grand-mère éprouvait pour ma mère se sont transformées en une véritable haine qu'elle s'est employée à me transmettre... au point que, incapable de démêler le vrai du faux, je ne suis même pas certaine aujourd'hui que le tableau qu'elle m'a dépeint, la tante béatifiée endurant le martyre pour voir sa nièce et ce berceau abandonné dans une chambre vide, la grand-mère alarmée et ce bébé crasseux et mal-nourri, soit totalement conforme à la vérité.

Une chose au moins est certaine : le quotidien de jeune maman était une épreuve pour ma mère. Il est d'autant plus incompréhensible que, quelques mois après ma naissance, elle soit à nouveau tombée enceinte. Ma sœur Lucie est née. J'avais dix-huit mois. De difficiles, les journées sont devenues impossibles pour ma mère. Il a fallu trouver une solution et c'est ainsi que j'ai été confiée à ma grand-mère. Là encore, les souvenirs divergent. Est-ce ma grand-mère qui est venue me chercher en train à Toulouse ? Est-ce mon père qui m'a emmenée à Aix-en-Provence en voiture ? Mes parents étaient-ils soulagés de se débarrasser de moi ? Ma mère s'est-elle dit qu'après s'être fait la main sur moi elle allait pouvoir élever magnifiquement ce nouveau bébé ? Ou au contraire ont-ils vécu mon éloignement comme une déchirure ? Se sont-ils promis que ce n'était que temporaire, qu'une histoire de quelques semaines, le temps que ma mère prenne ses marques ?

 

Le temporaire a duré six ans.

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