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Le bureau, une petite pièce coincée entre la buanderie et le garage, n’avait jamais été pensé pour être habité. Le papier peint jauni, les étagères bancales, la moquette râpée au sol… tout respirait l’utilitaire.

Pourtant, chaque soir, à vingt et une heures précises, Claire Dutilleul s’y enfermait, verrouillait la porte à double tour et s'absentait du monde.

Elle s’autorisait ce rituel depuis dix ans, depuis que Laurine avait cessé de se réveiller la nuit. Elle l’avait momentanément interrompu à la naissance de Théo, pour le reprendre lorsque le petit garçon avait appris à dompter ses cauchemars.

Paul, le mari de Claire, s’était fait à l’idée que, chaque soir, pendant une heure ou deux, sa femme ne serait pas disponible.

Pour lui comme pour quiconque.

Le bureau ne comptait aucune fenêtre. Claire n’en voulait pas. Elle avait besoin de murs, de silence et d’un endroit où rien, jamais, ne viendrait la surprendre.

Pour cette raison, elle avait placé la chaise au centre du réduit aveugle. Elle pouvait s’y asseoir en faisant face à la porte — unique entrée et unique issue du cagibi — qu’elle ne manquait jamais de verrouiller à l’aide d’une clé dont elle se réservait le seul exemplaire, dans une niche qu'elle pensait inconnue de tous.

Ce soir-là, la routine suivait son cours. Claire avait allumé la lampe de bureau — une lanterne de procession à la lumière jaunâtre, chinée au cours d'un week-end en Bretagne — et s’était installée à une petite table en bois qui lui rappelait son bureau d’écolière.

Sur sa droite : une pile de courrier à trier. Sur sa gauche : son carnet noir, celui où elle consignait chaque jour les faits notables, ses pensées, ses peurs, parfois même des rêves qu’elle faisait sans vouloir les comprendre.

Une institutrice, alertée par sa solitude dans la cour de récréation, lui avait conseillé cette habitude salutaire.

Claire avait cinq ans alors et ses premiers cahiers contenaient les dessins malhabiles d'une petite fille qui ne connaissait pas les mots pour exprimer ce qu'elle vivait et ressentait.

Elle en comptait maintenant quarante-deux ; depuis, elle avait appris à écrire et les carnets s’étaient succédé. Ils se serraient, l’un contre l’autre, sur l’étagère, comme à la parade.

Ils pouvaient témoigner de tous les événements de sa vie, des plus marquants aux plus anodins : le mariage avec Paul, la naissance de Laurine — il y avait déjà quinze ans de cela — suivie de celle de Théo, la lecture de Nous sommes l’eau de Wally Lamb, qui l’avait tant bouleversée qu’elle avait aussitôt fait entrer le livre dans le catalogue de la médiathèque, la rougeole et les oreillons des enfants, les préparatifs compulsifs de chaque voyage qui désespéraient Paul, adepte du « on verra bien sur place »…

Claire attrapa, sur l’étagère murale qu’elle pouvait atteindre sans se lever de sa chaise, un verre ballon et une bouteille de vin rouge aux trois quarts entamée.

Alcoolique raisonnée — deux verres par jour, pas un de plus, pas un de moins —, elle se versa un doigt de Bordeaux légèrement éventé, alluma une première cigarette, inspira profondément… Le grésillement du tabac l’apaisait. Elle expira longuement, puis tendit la main vers la pile de lettres.

Publicités, relevés bancaires, avis de passage, promotions locales… Le tas offrait rarement une lecture passionnante. Elle jetait la plupart des courriers, sans même les ouvrir. Elle s’apprêtait à glisser une enveloppe au recyclage, lorsqu’un détail attira son attention.

La pochette était marron. Épaisse, presque cartonnée, anodine, anonyme. Le nom et l’adresse de Claire avaient été copiés à l’ancienne, rehaussés d'arabesques, pleins et déliés.

Au dos, s'étalant sur toute la longueur, immanquable, la même écriture à l’encre rouge, fine, précise, comme tracée à la plume, claquait comme un avertissement :

NE PAS OUVRIR.

Claire haussa un sourcil.

Elle observa la calligraphie, en apprécia l’élégance surannée. Une main sûre. Pas un gribouillis d’enfant ni une écriture tremblante. Quelqu’un avait pris son temps pour s’appliquer à rédiger : « Claire Dutilleul, 12, allée des Lauriers Roses, 83400 — Hyères ».

Elle fit tourner l’enveloppe entre ses doigts. Poids moyen. Pas de bosse ou d’épaisseur suspecte. Un simple étui à courrier, fermé, marqué, interdit.

Un ricanement amusé lui échappa : sans doute une idée germée dans le cerveau d’un neuromarketeur, chargé de créer les messages publicitaires et les packagings pour faire de nous des consommateurs dociles. Un bon. Diablement efficace. Qui pourrait se plier à une telle injonction ? Ne pas ouvrir…

Tu vas voir si je ne vais pas ouvrir !

Elle reposa sa cigarette dans le cendrier, but une gorgée de vin et décacheta l’enveloppe, sans plus réfléchir.

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