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Chapitre 1. Slimane

Mercredi 7 octobre

23 h 30

Un regard.

Un simple regard échangé.

Lorsqu'il racontera cette folle nuit – si un jour il la raconte –, Slimane dira que cela a commencé par un simple regard échangé.

Il est presque minuit. Presque seulement. Presque l'heure du diable et des sorcières. Presque l'heure où les carrosses redeviennent citrouilles. Presque… mais pas tout à fait.

Mais il est déjà l'heure où les métros se font rares. Où les quais sont déserts. Où l'on se sent poursuivi par l'écho de ses propres pas. L'heure où les lampes sont allumées, les rideaux tirés et les volets fermés. L'heure où l'on presse le pas pour s'engouffrer dans une bouche de métro avant que les grilles ne soient descendues, où l'on accélère jusqu'à presque courir dans des escaliers et des couloirs endormis et où l'on reprend son souffle en regardant les affiches défraîchies vantant des spectacles que l'on n'ira pas voir et des parfums que l'on ne sentira jamais.

Il est presque minuit et Slimane a encore sur les lèvres le goût du baiser de Julien baiser qui l'a surpris. Parce qu'il ne l'attendait pas. Parce qu'il ne l'attendait plus.

Est-ce le goût du baiser qui s'attarde sur sa langue qui le fait sourire ? Est-ce parce qu'il est concentré sur son sourire qu'il ne maîtrise pas ses yeux ? Slimane croise le regard de l'un des trois gars sur le quai d'en face. Il aurait très bien pu glisser sur eux sans s'arrêter, sans même réellement les voir. N'est-ce pas ce que l'on est censé faire dans cette ville peuplée d'étrangers qui ne croisent que des inconnus ? Dans cette ville où chacun évolue dans son propre monde, écouteurs vissés dans les oreilles, aveugle et sourd à ce qui l'entoure ? C'est ce qui se passerait si le garçon ne lui faisait pas un clin d’œil. À moins que ce ne soit qu'un tic nerveux incontrôlé. À moins que ce ne soit un tour de son imagination. Quoi qu'il en soit, qu'il se méprenne ou pas, Slimane rend le clin d’œil au garçon. Et il accompagne l’œillade complice d'un sourire plus appuyé. Il le fait sans même réfléchir. C'est un réflexe de garçons qui se reconnaissent au premier regard ou au premier sourire. Une espèce de radar dont seraient équipés les homos… Du moins c'est ce que croient les hétéros… Pour le coup, le radar de Slimane aurait bien besoin que l'on revoie ses réglages. Entre Julien qui l'embrasse alors qu'il ne l'espère plus et ce garçon dont il n'aurait jamais pensé qu'il soit homo !

Le gars ne ressemble même pas à Julien : Julien ne se promènerait jamais avec un blouson de cuir noir et une casquette rouge ornée du taureau des Chicago Bulls. C'est ce que Slimane se dira plus tard – s'il y a un plus tard –.

En attendant, le gars avec le blouson de cuir donne un coup de coude à son copain, le grand costaud qui a relevé la capuche de son haut de survêtement gris sale. Il a un mouvement de menton en direction de Slimane qui fronce les sourcils – saleté de myopie – en se demandant s'il connaît l'un ou l'autre. Ils se tournent comme un seul homme : le gars avec le blouson de cuir, le grand costaud dont la capuche dissimule la moitié du visage et le troisième, plus petit que les deux autres, que Slimane n'avait même pas vu à cause du grand costaud qui le cachait aux trois-quarts.

Ils se tournent comme un seul homme et regardent Slimane qui sourit parce qu'il a encore le goût de Julien dans la bouche. Les trois se mettent à gesticuler et à discuter en désignant Slimane qui enlève les écouteurs de ses oreilles et s'approche du bord du quai pour mieux entendre. Il se rend compte que les trois gars, loin de bavarder, vocifèrent, crachent. Ce sont des mots que d'abord Slimane n'entend pas. Des mots qui sonnent comme des serpents de venin et de colère. Est-ce qu'ils le prennent pour quelqu'un d'autre ? Quelqu'un à qui, sans le savoir ni le vouloir, il ressemblerait ? Quelqu'un qui leur aurait fait quelque chose ? C'est tellement incongru, ces trois types qu'il ne connaît pas et qui lui crient des trucs qu'il ne comprend pas, que Slimane, bêtement, par réflexe, se retourne pour voir s'il n'y a pas quelqu'un d'autre sur ce quai, quelqu'un qu'il n'aurait pas vu jusqu'ici. Il n'y a personne évidemment.

Slimane se tourne à nouveau vers les gars. Le mouvement a duré une seconde ou deux. Peut-être moins. Le temps d'un battement d'ailes de papillon. Ce fameux battement d'ailes qui, à l'autre bout de la planète, provoque des ravages. Le temps, pour les mots, de sauter d'un quai à l'autre, de bondir par-dessus les rails et de venir gifler Slimane.

« Pédé… Bougnoul… »

Scène quotidienne dans la vie de Slimane. Ce n'est certes pas la première fois que quelqu'un lui crache ces injures. Et ce n'est certainement pas la dernière. On pourrait croire que l'on se blinde, à force. Que l'on s'habitue. Que l'on n'y prête même plus attention. Conneries. Évidemment que l'on ne s'habitue pas. Évidemment que l'on y prête toujours attention. Quand ce ne sont pas les mots, ce sont les regards. Quand ce ne sont pas les regards, ce sont les ricanements. Quand on ne les reçoit pas en plein visage, ils nous atteignent dans le dos. On ne réagit pas parce que l'on ne peut pas, tous les trois pas, se retourner et demander aux imbéciles s'il y a quelque chose qui ne va pas. On ne peut pas se battre à chaque fois que l'on entre dans un magasin ou que l'on en sort, que l'on marche dans la rue, que l'on attend le bus ou le métro.

Les chacals, ça les fait rire. Ils reniflent la peur. Ça les fait marrer, un pédé qui a la trouille. Surtout quand c'est les. Quand c'est un, il rigole moins fort, il rigole dans sa barbe – même s'il n'a pas trois poils au menton –. Quand c'est un, la bouche se tait, ce sont les yeux qui prennent le relais et qui insultent. Les yeux qui se chargent de mépris, qui regardent avec dégoût quelque chose qui se situe entre le déchet et l'animal, un truc raté. Mais quand c'est les, c'est une autre histoire. Et plus il y a de s à les, plus la meute se lâche. Les injures se font plus violentes et les menaces plus précises.

« T'as les pétoches, bougnoul ? »

Évidemment que Slimane a peur. Pas parce qu'ils sont trois et que les quais du métro sont déserts. En tout cas, pas uniquement à cause de cela. Il a peur comme à chaque fois. Il sent son sphincter se resserrer violemment, à lui faire venir des larmes de douleur. Il sent son estomac se contracter. Il frissonne sous la coulée du filet d'eau qui glisse, serpent glacé, le long de sa colonne vertébrale.

Il a peur, c'est vrai. Une peur primale, instinctive. Cette même peur qui paralyse le lapin pris dans les phares d'une voiture. Mais Slimane n'est pas un lapin. La peur ne le paralyse pas. Sans doute parce qu'elle n'est pas nouvelle. C'est ça, l'avantage, quand on est bougnoul et pédé : on n'est pas surpris par la peur. On a appris à la reconnaître et à l'apprivoiser.

Alors, Slimane réagit instinctivement. Il lève les deux poings et, dans le même mouvement, redresse les majeurs en direction des trois types. Prenez ça, les gars : double doigt d'honneur ! Un pour « Blouson de cuir » et un pour « Capuche relevée ». Le petit teigneux, il va falloir que tu attendes ton tour.

La suite, Slimane la connaît. Ce n'est même plus une impression de déjà-vu. C'est une certitude de déjà-déjà-déjà-vu. Avec plus de déjà que Slimane pourrait en dire jusqu'au siècle prochain – s'il y a un siècle prochain –. Les trois gars, rendus courageux par le nombre et le fossé qui les séparent de leur proie vont s'approcher jusqu'au bord du quai, multipliant les injures et les menaces jusqu'à ce que leurs voix soient couvertes par le grondement d'une rame de métro annonçant son arrivée. C'est un mélange d’appréhension et de lassitude que ressent Slimane devant cette scène digne d'une chaîne d'info en continu. Si seulement une fois – rien qu'une fois – le scénario pouvait changer !

Allah, Odin, Bouddha ou quel que soit le dieu de service ce soir-là entend la prière.

« Tu veux que les choses changent, gamin ? Tu vas être servi ! »

Et soudain, voilà que les trois gars se mettent à courir. Comme ça. D'un seul coup. Ils étaient là à vociférer et pouf ! Les voilà qui s'élancent et remontent le quai. Ils galopent vers les escaliers en s'encourageant mutuellement et disparaissent dans le couloir.

Pour le coup, Slimane est tétanisé. Pour le coup, il est petit lapin saisi par la lumière des phares. Il entend les courses dans le couloir qui résonnent comme les roulements de tambour qui précèdent le peloton d'exécution. Il sait que ce n'est pas possible, mais il les entend quand même…

Les gars courent dans sa tête. Il perçoit le badaboum, badaboum du grand costaud au survêtement gris sale qui fait vibrer le sol comme des basses mal réglées. Les pas lourds du trio se mêlent à ses battements de cœur. Tout cela ne dure qu'une poignée de secondes. Mais c'est une poignée qui lui donne un avant-goût de l'éternité. Son cerveau s'est fait la malle. Et avec lui toutes ses capacités de réflexion, d'analyse et de prise de décision. L'éternité, les gars, c'est quand le temps s'est figé, quand le cerveau s'est mis en position off. Et ce badaboum qui enfle. Son cerveau reptilien prend les commandes. Magnifique réflexe, pour un truc qui n'a pas servi depuis l'époque préhistorique.

Slimane saute sur les rails. Et il se met à courir.

Le temps que la partie civilisée de son cerveau revienne dans la course, le temps qu'il prenne conscience de ses jambes qui tricotent à toute vitesse, Slimane s’est déjà enfoncé loin dans le couloir. Il s'attend à chaque pas à être traversé par des millions de volts. C'est dommage, la soirée avait bien commencé regrette-t-il sans pour autant ralentir le pas.

Heureusement pour lui – mais cela, il l'ignore – Alain Charron est totalement réveillé. Alain Charron, c'est l'employé chargé de la surveillance des écrans dans la salle de contrôle. Il est parfaitement réveillé parce que sa femme le trompe avec son collègue de travail.

Mais cela, Slimane ne le sait pas. Il ne saura jamais tout ce qu'il doit à Franck Roussel et à Solange Charron. S'il le savait, un jour futur – s'il y a un jour futur – Slimane irait mettre un bouquet de fleurs sur la tombe de Solange Charron. Et un autre sur celle de Franck Roussel.

Tous deux retrouvés morts dans le lit où ils venaient de s'endormir après avoir fait l'amour ; avec sur leurs lèvres le goût de leur dernier baiser.

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