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  • jlsarrato1

Le premier domino

Dernière mise à jour : 2 sept. 2023


Beira, le 14 août 1907

Ma chère, ma tendre, ma douce Béatrice,

Eh bien, voilà ! Dans une heure – deux au plus tard – un matelot du Lamantin va venir me chercher. J'entamerai alors la dernière étape de ce voyage. Il me tarde de retrouver Paul et de commencer enfin ma vie nouvelle, ma vie de femme ou plutôt d'épouse du commandant Paul de Josnes.

J'imagine ta surprise en lisant retrouver Paul… Il s'est passé tant de choses que tu ignores depuis notre départ. Je vous vois encore, toi et maman, au moment de nos adieux. C'est la dernière image que j'emporte de vous : ma mère et ma sœur, minuscules silhouettes indistinctes au milieu d'une foule qui agite joyeusement des mouchoirs. Quand vous reverrai-je ? Quand nous retrouverons-nous, mon adorable petite sœur ? Que se sera-t-il passé dans ta vie et dans la mienne d'ici là ? Peut-être auras-tu tellement grandi que j'aurai peine à te reconnaître, sans doute aurai-je deux ou trois enfants et seras-tu toi-même mariée… Quoi qu'il en soit, tu resteras toujours ma petite sœur ! Mon adorable petite sœur qui me manque déjà.

Je ne sais par où commencer pour te raconter les aléas de ces dernières semaines. J'ai moi-même du mal à démêler cet écheveau d’événements. Ils m'ont bousculée davantage que tout ce que j'avais pu vivre jusqu'alors. Je me fais l'effet d'une feuille morte dont le vent d'automne se joue et j'ai, depuis longtemps, abdiqué toute expression de ma volonté.

Cela a débuté avec le mariage que nous avons dû avancer. Non pas – j'espère que toi au moins tu n'as jamais douté de ma vertu – parce que nous avions fauté ; mais bien, comme je l'ai expliqué à maman, parce que Paul venait d'apprendre son affectation. J'ai été quelque peu déçue lorsqu'il m'a appris que, le mariage célébré, nous embarquerions aussitôt pour rejoindre son nouveau poste. Je me faisais une telle joie de vivre à Paris, d'en connaître les grands magasins et les théâtres ! J'étais tellement heureuse d'être l'épouse du commandant Paul de Josnes, attaché auprès du ministère de la Guerre et promis à un si bel avenir !

Paul a été adorable. Il comprendrait, m'a-t-il dit, que je rompe nos fiançailles. Ses yeux démentaient cependant ce que soutenait sa bouche. Il serait même à mille lieues de comprendre. Surtout, malgré les efforts qu'il déployait pour le dissimuler, je voyais bien qu'il appréhendait d'affronter seul cette vie nouvelle à laquelle, pas plus que moi, il n'était préparé et qui lui était imposée.

Je sais que toi, avec tes seize ans et tes lectures, ton Jules Verne et ses Voyages extraordinaires, tu ne partages pas cette crainte. Je peux presque t'entendre t'enflammer, t'exclamer que nous avions une chance inouïe de connaître le monde. Je te vois, enthousiaste et au comble de l'excitation, me lire les articles contant les exploits de cette femme qui ambitionne de traverser l'Afrique d'Est en Ouest. Comment s'appelle-t-elle déjà ? Berthe Cabra ! Ce que, pour ma part, je retiens de cette maudite bruxelloise, c'est son insistance à militer pour que les hommes envoyés dans les colonies y soient accompagnés de leurs épouses !

Quoi qu'il en soit, Paul – tout comme moi d'ailleurs – n'éprouvait guère d’attirance pour l'Afrique ou pour aucune de nos colonies et son ordre de mission lui est tombé dessus comme la foudre.

Ai-je songé à rompre nos fiançailles ? Pas l'ombre d'une seconde… Qu'auraient dit les gens ? Et puis, j'aime Paul. Je te jure que je l'aime. Et j'ai été comblée lorsqu'il a demandé ma main. J'étais tellement heureuse qu'il m'ait remarquée et mon mariage était si beau. Il me suffit de fermer les yeux pour revoir cette magnifique salle de bal, tous ces élégants officiers dans leurs uniformes aux boutons dorés… Te souviens-tu de cet immense lustre de cristal aux pendeloques en forme de rose ? Et cette extraordinaire pièce montée garnie de choux crémeux à souhait ? Je n'en avais jamais vu d'aussi haute de ma vie ! Et moi, n'étais-je pas la plus belle des mariées comme tu étais, toi, la plus belle des demoiselles d'honneur ?

Mais comme cela a été étrange moins de trois jours après cette merveilleuse cérémonie de voir nos malles, toutes nos possessions, embarquées pour Marseille ! Et, plus étrange encore, notre propre voyage en chemin de fer ! Je peux bien te l’avouer : aujourd'hui encore, je me réjouis que maman et toi ayez pu nous accompagner !

Si ce n'est mes deux trop courts séjours à Paris et nos mois d'août à Granville, c'était la première fois que je quittais Vendôme ! Et pour quel voyage ! Six semaines pour rejoindre Beira et, de là, quinze jours encore pour arriver enfin à l'île des Épousées !

Pour l'heure, il me manque encore cette dernière étape. Il faut te dire, ma douce, ma tendre, que nous avons bien failli ne plus nous revoir ! En effet, j'ai été prise de violentes fièvres à bord du bateau. Paul s'en est terriblement voulu car elles m'ont saisie juste après le Passage de la ligne. C'est ainsi que disent les marins lorsque l'on franchit l'équateur et que l'on se retrouve en quelque sorte de l'autre côté de la terre. Ils ont une tradition, horrible si tu veux mon avis mais à laquelle il était impossible de se soustraire : nous avons dû, Paul, moi, et les autres passagers, nous présenter devant les marins déguisés qui en astronome, qui en évêque, qui en sauvage… Deux d'entre eux jouaient l'un le rôle de Neptune et l'autre celui d'Amphitrite. Ils nous ont soumis à toutes sortes d'épreuves plus ridicules les unes que les autres, uneinitiation disaient-ils, et, pour finir, nous avons été contraints d'entièrement nous immerger dans un bassin improvisé.

Paul était persuadé que cette stupide bacchanale avait déclenché mes fièvres. Le médecin de bord penchait plutôt pour l'une des nombreuses maladies tropicales que j'aurais pu contracter lors de notre escale à Obock, juste avant de pénétrer dans le golfe d'Aden et de longer la corne de l'Afrique. Quoi qu'il en soit, j'ai fini le voyage alitée, brûlante et prise de délires.

Je suis restée, si j'en crois mon hôtesse, deux mois entiers entre la vie et la mort, reprenant si brièvement conscience que je n'en garde que quelques images incertaines, quelques bribes noyées dans un épais brouillard. Te rends-tu compte ? Deux mois entiers qui m'ont été, en quelque sorte, volés !

Il me semble me souvenir de Paul se tenant à mon chevet, m'épongeant le front avec un linge humide et regrettant de devoir m'abandonner ; j'ai l'image de mon hôtesse me forçant à avaler des cuillerées de bouillon ou de tisane… Mais tout cela se mélange avec Neptune, les diables, les danses et la fête. Tout est tellement embrouillé que je suis incapable de reconnaître le vrai et les cauchemars.

Il n'y a que trois semaines environ que je suis revenue à la vie. C'est vraiment la sensation éprouvée : l'impression de ressusciter après un long sommeil tourmenté. Le sentiment de me réveiller et d'être devenue quelqu'un d'autre. Peut-être est-ce d'ailleurs ce qui se passe lorsque l'on traverse cette fameuse ligne ; on se retrouve la tête en bas, ou en

tout cas la tête retournée, au point de ne plus être soi… Je me suis réveillée dans cette chambre étrangère, nauséeuse, seule, incapable de savoir où j'étais et depuis quand.

Quel choc lorsque je me suis vue dans la glace ! Tu aurais sursauté toi aussi de me voir ainsi. Amaigrie, les joues creusées, les yeux sombres et cernés, les cheveux plaqués par la transpiration… À n'en pas douter, ce miroir me donnait à contempler mon propre fantôme ! Celui que je serai quand, morte, je viendrai te hanter ! Je te rassure, petite sœur, je serai un gentil fantôme.

Heureusement mon hôtesse, sans doute alertée par le cri poussé en découvrant mon visage, est accourue. Elle m'a d'abord rassurée quant au fait que j'étais bien vivante puis elle m'a expliqué que les médecins du dispensaire avait convaincu Paul qu'au vu de mon état ils me déconseillaient de reprendre la mer. Ne pouvant différer sa prise de fonction, il s'était résigné à me laisser à Beira le temps que je me rétablisse et que j’aie la capacité de le rejoindre…

Ma petite Béatrice, je te quitte précipitamment. J'en suis désolée. L'envoyé du capitaine Jansen vient me chercher et je ne peux les faire attendre. Je t'écris très vite pour tout te raconter. Je pense à toi. Je t'aime ma petite sœur adorée. Je t'aime. Je t'aime. Je t'aime.

Ta sœur qui t'aime, Alice de Josnes

(Rends-toi compte, c'est la première fois que je signe de mon nom d'épouse !)



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