Un mardi...

Il y a si longtemps qu'on ne l'a plus appelé par son nom qu'il a fini par l'oublier.

Il s'habille comme l'on s'habillait au temps de ses souvenirs : cravate nouée et chaussures cirées.

Il sort, parce que c'est mardi. Et parce que le mardi, il sort. Il sort aussi le mercredi et le jeudi et tous les jours de la semaine. Pour aller chercher une baguette de pain qu'il ne mange qu'à moitié, pour acheter un journal écrit trop petit pour qu'il réussisse à la lire.

Il marche précautionneusement en se serrant autant qu'il le peut contre le mur. Il laisse le trottoir aux plus pressés, à ceux qui vont sans le voir.

Il hésite avant de traverser mais à quoi bon attendre davantage ? Il faudra bien passer de l'autre côté.

Il s'engage quand le bonhomme est vert. Il avance sans le quitter du regard. Fichu bonhomme qui devient rouge avant que lui n'ait fini sa course.

Il devine les voitures qui s'impatientent... Mais que faire ? Il ne va quand même pas rester là, comme une quille, au milieu de la route. Alors il avance et atteint le trottoir d'en face.

Il lui faut reprendre son souffle et calmer la douleur sa poitrine.

Il a de la chance, le bus est presque vide.

Il ne s’assoit pas pourtant... Il lui faut bien trop de temps pour se relever... C'est un coup à rater son arrêt.

Il est seul à descendre au cimetière, comme tous les mardis.

Seul à franchir le portail ouvert.

Seul à s'engager dans les allées.

Seul à lire ces noms gravés, ces noms qu'il lit sans les regarder.

Jusqu'à celui de Madeleine. Sa Madeleine.

Elle est si belle sur cette photographie. Si belle et si jeune.

Lui a eu le temps de se rider, de se ratatiner, de s'enlaidir.

Il se dit parfois qu'il sera trop vieux pour elle lorsqu'ils se retrouveront.

Qu'elle aura trompé l'éternité avec un ange de son âge...

Alors, il se demande s'il n'aurait pas dû patienter un peu avant de l'empoisonner.

©Jean-Louis Sarrato